Les mécanismes de l'hypersexualisation de la poitrine des femmes
Extrait de No Bra, ce que ma poitrine dit de moi
Extrait de mon livre “No Bra, ce que ma poitrine dit de moi” aux éditions Flammarion.
“Le site officiel du gouvernement du Québec donne une définition très juste, à mon sens, de l'hypersexualisation ou la sexualisation de l'espace public : c'est « le phénomène par lequel les médias donnent un caractère sexuel à un produit ou à un comportement qui n'a rien de sexuel. Il se manifeste dans les magazines, les vidéoclips, les films, l'industrie de la mode et surtout dans la publicité1. »
L'hypersexualisation de la poitrine nous accompagne au quotidien. Dans toutes ses représentations, elle est ferme, bien ronde, haute, sans poils ni cicatrice ou vergeture, et rappelle son caractère fantasmatique et sexuel. Cette définition s'arrête sur la publicité. Concrètement, cela veut dire que plutôt que de vanter les mérites et les performances de l'objet de la réclame, on préfère mettre en avant une poitrine stéréotypée, élément plus déclencheur d'achat que les qualités du produit. C'est ainsi que Tom Ford, sous couvert de « porno chic », lance en 2008 une campagne de pub, « Tom Ford for Men », dans laquelle on découvre une série de photos de femmes ultra-sexualisées aux côtés de ses parfums. L'une d'entre elles met en scène le flacon de parfum juché entre deux gros seins, dont les tétons sont – évidemment – cachés par les mains de la mannequin. Les publicités ont par la suite été censurées.
Le problème est que, dans ce contexte, la femme est cantonnée à un rôle d'objet de désir. Elle n'existe, dans ces représentations, que pour satisfaire le désir des hommes. On peut aussi constater que les femmes représentées n'ont bien souvent même pas de visage, l'affiche étant parfois coupée au niveau du cou. L'identité, l'unicité d'une femme ne compte pas, seuls ses attributs supposés sexuels sont mis en avant, comme unique définition de cette femme. C'est ce qu'on appelle l'objectification, et elle est très présente dans notre société.
L'hypersexualisation a cela de dangereux qu'elle crée des stéréotypes irréalistes, des normes inatteignables et surtout une perception faussée du corps des femmes. La norme actuelle est la suivante : la femme doit être blanche, mince mais légèrement musclée, elle doit avoir les cheveux longs et, surtout, sa poitrine doit être généreuse. Et pourtant, ces critères de « mannequin » ne correspondraient qu'à 5% de la population d'après le site officiel du gouvernement du Québec. Si l'on voit de plus en plus de marques représenter des corps diversifiés dans leurs campagnes de pub, le chemin est encore bien long.
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L'hypersexualisation a un impact, et ce même sur les plus jeunes. En septembre 2020, une vague de lycéennes ont été renvoyées chez elles pour tenues « inappropriées » alors qu'elles arboraient des décolletés ou autres crop-tops (T-shirt laissant apparaître le nombril) jugés provocants. En réaction à ces différents scandales, les adolescentes ont lancé des mouvements de protestation comme le fameux #Lundi14Septembre, né sur les réseaux sociaux, qui invitait les adolescentes à se rendre au lycée en tenue « indécente » pour « dénoncer les comportements sexistes et défendre le droit de s'habiller librement2 ». L'affaire a pris une ampleur conséquente puisque le ministre de l'Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, Jean-Michel Blanquer, a réagi au micro de RTL en déclarant que les élèves se devaient de s'habiller de « façon républicaine », propos qui ont suscité de vifs débats tant ils s'avèrent incohérents, culpabilisants et moralisateurs. Que veut dire « de façon républicaine » ? Qu'est-ce que cela implique au juste ? Si ce n'est que la faute incombe aux jeunes femmes de se tenir à carreau et de ne pas faire de vagues. Fin septembre 2020, un sondage IFOP pour Marianne en a remis une couche en questionnant les Français sur les tenues des lycéennes. Dans ce sondage intitulé «Qu'est-ce qu'une “tenue correcte” pour une fille au lycée ? », il est intéressant de constater que sur les quatre questions concernant « le haut » d'une tenue, trois ont un lien avec la poitrine : No Bra, visibilité d'une bretelle de soutien-gorge ou décolleté trop plongeant3. Tout tourne autour des seins des jeunes filles. Comme pour les questions de lingerie, les tenues des jeunes garçons ne sont pas abordées dans ce sondage. On questionne seulement les tenues des jeunes filles, ce sont elles qui sont supposées être problématiques. Dans un article intitulé « Marianne et IFOP, partenaires officiels de l'hypersexualisation des adolescentes », Télérama dénonce les travers de ce sondage4. En effet, on notera que 66% des Français condamnent le No Bra au lycée, avec une large proportion chez les plus de 65 ans. Il est gênant de voir à quel point la poitrine est sexualisée, même chez les plus jeunes filles, mineures de surcroît. Une jeune fille rapporte avoir été convoquée par son proviseur parce qu'on voyait son soutien-gorge. « On n'est pas à la plage ici », lui aurait-il dit, ce à quoi elle lui a répondu qu'« il n'a[vait] pas à regarder son décolleté5 ». En 2018 en Argentine, une lycéenne avait elle aussi été rappelée à l'ordre par la directrice de son lycée qui l'a renvoyée chez elle après l'avoir croisée dans les couloirs du lycée alors qu'elle portait une robe noire sans soutiengorge6. Un mouvement de contestations a très vite émergé et a pris une ampleur telle qu'il a fédéré de nombreuses femmes dans les rues de Buenos Aires en avril 2018. Des lâchers de soutiens-gorge ont été organisés et on a même pu apercevoir des femmes brûler leur soutif, probablement en clin d'oeil aux féministes de 68 !
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Les lycéennes sont renvoyées à l'objectification de leur corps. On leur fait porter la responsabilité de la provocation, alors même que cette provocation est le fruit de celui qui regarde et qui en voit une ! Pire, et comme l'évoquait un collage anonyme devenu viral sur les réseaux sociaux : «Quand vous interrompez une fille à l'école pour la forcer à se changer ou pour la renvoyer chez elle parce que ses shorts sont trop courts ou parce qu'on voit ses bretelles de brassière, vous lui dites que cacher son corps est plus important que son éducation. » En effet, quelle image leur renvoie-t‑on de leur corps ? Quelle image renvoie-t‑on de leur corps à la société ? Un corps sexualisé. Un corps qui n'est pas décent, pas convenable. Un corps outrancier. «Nos tenues ne sont pas le problème, le problème c'est le harcèlement, les agressions et les viols », scande le collectif #NousToutes. La responsabilité de la sexualisation est imposée aux jeunes filles sexualisées plutôt qu'aux hommes qui sexualisent… cela n'a aucun sens. Et cela porte un nom : « L'inversion. » Malka Marcovich en parle très bien dans son livre L'Autre Héritage de Mai 687. Il s'agit selon elle d'un « mécanisme qui culpabilise les victimes et fait peser le doute sur leur comportement ou leur parole. Les bourreaux peuvent être valorisés. On cherche à leur trouver toutes sortes de circonstances atténuantes puisées dans leurs origines sociales, leur situation économique ou relevant de leurs faiblesses psychologiques et/ou culturelles. » L'inversion est ainsi présente dans tous les domaines ou presque : des agressions sexuelles au harcèlement de rue en passant par toutes les discriminations possibles et imaginables, c'est un mécanisme systématiquement utilisé – pour ne pas dire de façon systémique. Ainsi, lorsqu'un homme agresse une femme, on lui cherchera des circonstances atténuantes : « Elle ne portait pas de soutien-gorge », « sa tenue n'était pas décente »…”
https://www.quebec.ca/famille-et-soutien-aux-personnes/developpement-des-enfants/consequences-stereotypes-developpement/effets-hypersexualisation/#c60982
« #Lundi14Septembre : “C'est comme une petite rébellion contre le règlement si misogyne” », France Inter, 14 septembre 2020. https://www.franceinter.fr/societe/lundi14septembre-c-est-comme-une-petite-rebellion-contrele-reglement-si-misogyne-temoigne-une-lyceenne
«Qu'est-ce qu'une “tenue correcte” pour une fille au lycée ? », sondage IFOP et Marianne, septembre 2020. https://www.ifop.com/publication/quest-ce-quune-tenue-correctepour-une-fille-au-lycee/
« Marianne et IFOP, partenaires officiels de l'hypersexualisation des adolescentes », Télérama, 30 septembre 2020. https://www.telerama.fr/idees/marianne-et-lifop-partenaires-officiels-de-lhypersexualisation-desadolescentes-6706646.php
« “Tenue correcte” exigée : des lycéennes revendiquent le droit de s'habiller comme elles veulent », Sud Ouest, 14 septembre 2020. https://www.sudouest.fr/2020/09/14/tenue-correcte-exigee-des-lyceennes-revendiquent-ledroit-de-s-habiller-comme-elles-veulent-7844627-10407.php
https://www.liberation.fr/planete/2018/05/01/argentine-l-affaire-du-soutien-gorge-un-bon-coup-de-bustepour-le-feminisme_1647006/
Malka Marcovich, L'Autre Héritage de Mai 68 : la face cachée de la révolution sexuelle, Albin Michel, 2018.