#5 L'émancipation des femmes par le No Bra (avec Christine Détrez)
Christine Détrez est une écrivaine, sociologue et enseignante-chercheuse française, rattachée à l'École normale supérieure (ENS) de Lyon. Je me suis entretenue avec elle au sujet des injonctions et de
Christine Détrez est une écrivaine, sociologue et enseignante-chercheuse française, rattachée à l'École normale supérieure (ENS) de Lyon. Je me suis entretenue avec elle au sujet des injonctions et des pressions que subissent les femmes sur leur corps. Entre normes complètement absurdes, contrôle et émancipation, elle nous donne son avis sur ces questions d'une importance capitale.
Cet entretien est extrait de mon livre “No Bra, ce que ma poitrine dit de moi” paru aux éditions Flammarion à retrouver en librairie et sur internet.
1. Les injonctions que les femmes subissent sur leur corps sont nombreuses et contradictoires, pour ne pas dire aliénantes. Quelle pression subissent les femmes ? Et en quoi est-ce dangereux ?
Christine Détrez : Les injonctions se rejoignent toutes sur l'idée d'un corps très normé : il faut que le corps soit mince, bien sûr, mais également et surtout maintenu… Cela permet d'exercer un contrôle, en effet, il faut avoir un contrôle sur son corps qui passe par exemple par le fait de contrôler son poids, mais aussi d'être musclée comme il faut pour avoir un corps ferme. Les femmes subissent ainsi une injonction physique et esthétique qui se double d'une injonction sur la jeunesse perpétuelle du corps. Tout est lié. Les chairs ne doivent pas s'avachir, les cheveux ne doivent pas blanchir, les visages et les seins ne doivent pas descendre vers le bas, ne doivent pas « dégringoler ». Ça doit être maintenu, ça doit rester ferme, il ne faut pas que ça déborde. Cela me fait penser au livre Corps de femmes, regards d'hommes de Jean-Claude Kaufmann, qui fait une analyse sociologique des seins nus (topless) et qui explique que, contrairement à ce qu'on pourrait croire, tous les seins n'ont pas le droit d'être nus sur la plage, seulement ceux qui se tiennent bien. Les seins des femmes qui se lèvent pour aller de leur serviette de plage à la mer ne doivent pas ballotter, il faut que ce soit maintenu et ferme. Selon moi, quand on parle de corps mince, de corps jeune, de corps musclé, ce qui se cache derrière, c'est l'idée que les femmes doivent avoir le contrôle sur leur corps. Et c'est très dangereux parce que c'est avant tout une énorme charge mentale, mais cela entraîne aussi de la mésestime de soi et potentiellement des pratiques qui peuvent aller à l'encontre de la santé aussi bien psychique et mentale que seulement physique.
2. Quel est ce contrôle exercé sur le corps des femmes ?
C. D. : Les femmes intériorisent le contrôle. Elles vont s'autocontrôler en se pesant, dans l'idée de rentrer dans des tailles. Si on ne rentre plus dans son pantalon en 38, ça veut dire qu'on a grossi, etc. Et le contrôle est exercé par l'entourage, les remarques des conjoints, conjointes, des parents, etc. Mais aussi par les représentations récurrentes qu'on peut voir dans la pub et dans l'espace public. Le contrôle ne tombe pas du ciel, il émane de plein d'institutions différentes, au sens large du mot.
3. Pourquoi le corps féminin sexualisé est-il aussi représenté et présent ? Et pourquoi de cette façon-là ?
C. D. : S'il est aussi représenté et présent, c'est parce qu'il fait vendre. Il y a cette idée – du côté des journalistes – qu'on doit « faire rêver », on va presque jusqu'à dire que ce sont les femmes qui veulent rêver, donc qu'il faut leur donner ce corps-là. Ce corps fait vendre parce qu'il fait fantasmer et rêver … On devrait arrêter d'acheter des magazines qui nous disent que nous – en tant que corps vrai et humain – n'avons pas de valeur. Quant au côté sexualisé, je pense qu'on peut raccrocher cela au male gaze, le fameux regard masculin. Et ce n'est pas parce qu'il s'agit de magazines féminins, dans lesquels des femmes travaillent, que ces dernières réchappent des représentations dominantes qui émanent du patriarcat et de la domination masculine. Dans ce système de domination masculine, les hommes (en tant que système) tiennent les lieux de pouvoir. Donc quand on parle de cette prédominance du regard masculin, on évoque souvent le male gaze au cinéma notamment. Il faut préciser que ce n'est pas cantonné uniquement au cinéma, que c'est quelque chose de prégnant. Et puis on peut aller plus loin : bien sûr le marketing a pu irriguer toutes ces idées et ces représentations, mais pas que, la médecine a joué un rôle aussi. Par exemple, lorsqu'on regarde les façons de représenter les corps dans les encyclopédies médicales, on se rend compte qu'elles sont pétries des représentations patriarcales des différentes époques.
4. Pourquoi, selon vous, se permet-on toujours de donner son avis, quand il ne s'agit pas d'avoir des exigences, sur le corps féminin ?
C. D. : Quand je pense à la fameuse revendication féministe : « Notre corps nous appartient », selon moi, cela veut bien dire qu'avant, il ne nous appartenait pas. Les remarques sont perpétuelles sur la façon dont les femmes doivent s'habiller, quel corps elles doivent avoir, comment elles doivent le traiter … Cela peut s'expliquer par le fait que, dans ce système de domination masculine, les femmes sont infantilisées. Il faut toujours guider et conseiller les femmes … Et ce dans tous les domaines, pas que sur le corps, d'ailleurs ! J'ai fait ma thèse en sociologie de la lecture ; quand on écoute les discours des bibliothécaires sur les lecteurs et les lectrices, il y a vraiment cette idée qu'il faut guider les choix de lectures des lectrices à la bibliothèque, sinon, elles vont choisir n'importe quoi. Dans l'imaginaire collectif, les femmes doivent être guidées et, de fait, elles sont infantilisées par rapport aux hommes.
5. Il m'est souvent arrivé de m'entendre dire que le No Bra n'est pas un sujet assez « important », qu'il est anecdotique. Qu'en pensez-vous ?
C. D. : Je donne des cours sur le genre à l'ENS de Lyon et on me fait souvent la réflexion qu'il s'agit de détails, de sujets anecdotiques, dénoncer le fait que « les objets sont roses pour les filles et bleus pour les garçons » ne serait pas assez « important ». C'est la même chose pour le No Bra, l'épilation, la contraception, les lois sur le viol, le harcèlement de rue, l'écriture inclusive, l'égalité salariale, etc. Sans dire qu'ils sont tous à mettre au même niveau, j'explique toujours, en faisant référence au système de domination masculine, qu'il n'y a pas de « petits sujets »… Au contraire ! C'est travailler à des endroits différents des mêmes effets d'un même système de domination.
6. Et pourquoi cela fait-il autant parler lorsque les femmes cherchent à se réapproprier leur corps, lorsqu'elles font du No Bra ?
C. D. : Parce que lorsque les femmes se réapproprient leur corps, elles s'émancipent. Elles font de la résistance aux injonctions et vont ébranler des représentations ancrées depuis des générations. En se réappropriant leur corps, les femmes remettent toutes ces normes en cause. Comme je le disais, ça paraît anodin, mais ça ne l'est pas. Et le No Bra, par exemple, c'est quelque chose qui peut se voir. Les femmes portent et affichent leur résistance et leur émancipation. Par exemple, quand on dit « J'ai lu Simone de Beauvoir », c'est très bien, mais c'est différent, ça se voit moins. Le No Bra, ou le fait de ne plus s'épiler par exemple, projette une remise en cause des normes dans lesquelles on évolue. Et si on remet ça en cause, ça laisse planer l'inquiétude de remettre en cause tout le reste. Selon moi, l'émancipation des femmes est multisituée et multifactorielle mais elle passe aussi par la réappropriation de leur corps, sans que cela devienne une nouvelle norme évidemment. Il n'est pas question de dire que celles qui seraient épilées ou qui portent des soutiens-gorge sont soumises au patriarcat.
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